Maroc : L’épineuse question de l’avortement

Les sanctions envers un médecin militant contre l’avortement clandestin au Maroc relancent le débat sur l’interruption de grossesse, à ce jour illégale dans le pays. À défaut d’être tabou, l’avortement reste un sujet extrêmement délicat.

Apprécié par certains, décrié par d’autres, le médiatique professeur Chraïbi est le porte-drapeau de la lutte contre l’avortement clandestin au Maroc. Le 27 janvier dernier, ce médecin a été démis de ses fonctions de chef du service de la maternité des Orangers du CHU de Rabat. Grief : un reportage d’Envoyé Spécial sur les conséquences de l’interdiction de l’avortement au Maroc. Le médecin y est filmé au sein de la maternité et dénonce les effets sanitaires et sociaux – complications médicales, dépressions post-natales, abandons d’enfants, suicides – de la pénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans son pays.

Le reportage de la discorde. Il se disait confiant, il y a quelques semaines, dans son bureau de la maternité. Le professeur Chraïbi, également président de l’Association Marocaine pour la Lutte contre l’Avortement Clandestin (AMLAC) se savait pourtant en délicatesse avec le Ministère de la Santé. Et le couperet est tombé, inéluctablement. Dans un communiqué rendu public le 11 février, le Ministère se dédouane de toute vendetta idéologique, « le Ministre [M. El Ouardi, ndlr] n’a nullement pris en considération les déclarations du Pr. Chraïbi, pour le décharger de son poste. Mais cette décharge est liée aux irrégularités qui ont accompagné le tournage de l’émission au sein du service de maternité ». Concrètement, est reproché au praticien d’avoir autorisé un tournage clandestin et filmé des personnes à leur insu. Ce qu’il réfute fermement. Les chiffres de 600 à 800 avortements clandestins par jour, avancés dans le reportage, sont considérés comme faux par les autorités, aucun chiffre officiel n’existant sur la question.

D’après le site d’information Jaridat Al Akhbar, le ministère accuserait, officieusement, le médecin d’avoir touché à l’intégrité du Maroc en discréditant son système de santé.

La situation laisse perplexe. « Le combat du Pr. Chraïbi s’inscrit dans une démarche autre qu’un combat universaliste pro-choix. Le point de vue du Pr. Chraïbi, essentiellement médical, ne devrait en réalité pas poser problème aux membres du gouvernement », souligne Ibtissam Lachgar, présidente du Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles (MALI) qui se positionne, quant à lui, pour la légalisation totale et sans conditions de l’avortement. MALI a souvent reproché la tiédeur des positions de l’AMLAC. Le professeur Chraïbi se prononce « pour l’avortement sécurisé mais contre la libéralisation des mœurs ». Il faut entendre par là un soutien à une légalisation partielle, c’est-à-dire en cas de viol, déficience mentale, inceste ou difficultés socio-économiques dramatiques. Pas de discours sur la liberté sexuelle qui « heurte le Marocain ».

« 24 bébés sont abandonnés chaque jour. »

 

Pro-choix vs Pro-vie. La législation au Maroc n’interdit pas, stricto sensu, l’interruption de grossesse. L’article 453 stipule que « l’avortement n’est pas puni lorsqu’il constitue une mesure nécessaire pour sauvegarder la santé de la mère ». Une exception qui « ne concerne que 3 à 5% des avortements aujourd’hui » selon l’AMLAC. La loi est insuffisante pour l’association qui dénonce une autorisation d’interruption de grossesse limitée aux complications médicales rares susceptibles de mettre en danger la vie de la mère. « Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dont le Maroc est membre, la santé est le bien-être physique, psychique et social. Aujourd’hui dans le pays, on ne prend en compte que la dimension physique. Or il y a des suicides du fait de dépressions liées aux grossesses non désirées ou liées au suicide social. Les mères-célibataires sont victimes du rejet de la société, victimes du chômage et du harcèlement », note le professeur Chraïbi.

Une position balayée par l’Association Marocaine pour le Droit A la Vie (AMDAV) pour qui l’avortement est « un génocide collectif ». Se basant sur un verset du Coran, « ne tuez pas vos enfants parce que vous craignez la pauvreté », la professeure Aïcha Fadli, gynécologue-obstétricienne et présidente de l’AMDAV, rejette le facteur socio-économique comme circonstance atténuante. Et en cas de viol ? Le médecin reste ferme, « l’enfant n’y est pour rien », les associations doivent « alléger la souffrance de ces femmes plutôt que de les exposer » et en faire les hérauts de la lutte pour la légalisation. Prédominance de la vie du fœtus sur le bien-être de la mère. Pour Aïcha Fadli, légaliser, c’est aussi prendre le risque de faire de l’IVG un moyen de contraception.

Clandestinité. L’avortement clandestin est pourtant une triste réalité. La multiplication, depuis 2012, des procès de médecins pratiquant illégalement l’IVG en atteste. Les prix de l’opération varient entre 200 et 1 000 euros selon les risques encourus par le docteur, qui s’expose à une peine allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. Pour celles qui n’en ont pas les moyens, des matrones sans compétences médicales proposent leurs services pour 30 à 40 euros. Dans un pays où le salaire minimum légal est de 272 euros, la charge s’avère un fardeau.

« Le recours aux méthodes abortives traditionnelles est également très courant » notent les sociologues Soumaya Naamane Guessous et Chakib Guessous dans leur livre Grossesses de la honte. « Breuvages préparés à partir d’herbes, introduction de divers produits dans le vagin tel du savon de Marseille… D’autres tentatives mécaniques sont faites pour provoquer la fausse couche. La fille dépose une grosse pierre sur son ventre ou demande à quelqu’un de s’asseoir dessus ». Autre corollaire, l’abandon d’enfants à la naissance. Selon une étude menée en 2012 par l’association Insaf, 24 bébés sont abandonnés chaque jour.

Éducation sexuelle inexistante. La prévention et la sensibilisation aux moyens de contraception est un enjeu majeur aujourd’hui au Maroc. « Nombreuses sont les femmes, nous avons de nombreux témoignages, qui ne connaissent pas leur corps, qui ne savent pas comment on tombe enceinte, ne connaissent pas la pilule ou ne savent pas l’utiliser. Il y a un travail à faire d’urgence », note la présidente de MALI, pour qui militer en faveur de l’avortement en dissociant ce combat de l’éducation sexuelle est absurde.

S’il existe au Maroc un réseau de planning familial depuis 1971, les associations soulignent qu’il est peu fréquenté. Une prévention par l’éducation s’impose pourtant. Et là-dessus, les pro-choix et les pro-vie trouvent un terrain d’entente.

La déconvenue du Pr. Chraïbi relance le débat sur l’avortement. Derrière cette affaire, se dessinent également les enjeux du droit de la femme à disposer de son corps. Le Maroc est-il prêt à franchir le pas ? Interrogé sur les ondes de la radio marocaine 2M, jeudi 12 février, le Ministre de la Santé a reconnu la nécessité « d’un débat national ». Quand ? C’est une autre question.

E.O

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