Trois jours interminables. Les 7, 8, 9 janvier derniers, la France s’est mise à trembler. Dix-sept personnes trouvent alors la mort, victimes du fanatisme djihadiste des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly. Après la marche « historique » du 11 janvier, l’heure est aux questionnements, aux nuances mais aussi aux dérapages idéologiques. Les regards se braquent alors sur les musulmans de France. Et maintenant ?
Coup de massue. Les mots ne sont pas assez durs pour condamner les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypermarché casher, porte de Vincennes à Paris. « C’est un acte de guerre » réagissait Philippe Val, ex-directeur de Charlie Hebdo sur les ondes de France Inter, le 7 janvier. « La France est touchée en son cœur », clame Manuel Valls tandis que pour Nicolas Sarkozy, « ces actes barbares doivent être poursuivis et châtiés avec la plus grande sévérité ». Les Unes de presse se parent d’un voile noir. Pendant que le slogan « Je suis Charlie » inonde les réseaux sociaux, les différents représentants du culte condamnent à l’unisson les événements. L’émotion est à son comble. Ces trois jours sanguinaires sont les plus meurtriers depuis l’explosion d’une bombe posée par l’OAS – (organisation politico-militaire clandestine en faveur de l’Algérie française, ndlr) – à Vitry-le-François, le 18 juin 1961. Il y a plus de quarante ans.
To be or not to be Charlie
Un mois après la catastrophe, « c’est le bordel dans la tête des gens » confie Léa, une jeune militante antiraciste qui habite boulevard Richard Lenoir… à 50 mètres des locaux de Charlie Hebdo. L’heure n’est plus à l’unanimisme solidaire, l’espace public bruit des interrogations d’une société tiraillée entre repli et soif de tolérance. Paradoxe : les discours de l’extrême droite rencontrent autant de succès que le Coran traduit par l’islamologue Malek Chebel ou l’Islam expliqué aux enfants et à leurs parents de l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun.
En 12 jours, 128 actes anti-musulmans ont été enregistrés
Si la classe politique appelle unanimement à ne pas faire l’amalgame entre Islam et terrorisme, la communauté musulmane de France se retrouve, malgré elle, dans l’œil du cyclone. « Les actes islamophobes ont atteint un sommet dans la haine à l’égard des Français de confession musulmane, jamais enregistré », estime le Conseil Français du Culte Musulman. Selon cette instance, entre le 7 et le 20 janvier, les menaces envers les personnes de confession musulmane ont progressé de 122% par rapport à 2014. En 12 jours, 128 actes anti-musulmans (actions contre les lieux de culte, dégradation de commerces, agressions physiques) ont été enregistrés par les services de police et de gendarmerie.
La communauté musulmane de France est pourtant sommée de prendre position. À l’image du mouvement international #notinmyname, on l’invite prestement à condamner, au vu et au su de tous, le terrorisme djihadiste considéré comme la brebis galeuse d’une supposée communauté de croyance globale. « Se désolidariser de quelque chose, c’est aussi s’accuser », note Abdelkrim Branine, rédacteur en chef de Beur FM. Un chantage intellectuel dénoncé par l’islamologue Olivier Roy dans une tribune du Monde, « On reproche aux musulmans d’être communautarisés, mais on leur demande de réagir contre le terrorisme en tant que communauté. C’est ce qu’on appelle la double contrainte : soyez ce que je vous demande de ne pas être ».
Les poids des mots
Aux lendemains du drame, les nuances apportées par certains, « je condamne les attentats mais je ne suis pas Charlie », sont accueillies avec suspicion. Une défiance qui ne va pas sans recourir aux automatismes clivants d’un « Vous êtes avec nous ou contre nous ».
C’est que la rhétorique en cours dans le débat politique et dans les médias en appelle à l’imaginaire post 11 septembre, avec son lot de confusion et son prétendu choc des civilisations. Le polémiste Eric Zemmour ne se cache pas de la comparaison : « le 7 janvier 2015, c’est notre 11 septembre ». « Union sacrée », « Patriot Act à la française » sont autant d’expressions aux connotations néoconservatrices. Pourtant, là n’est pas le moindre mal. Le journaliste Ahmed Benchemsi souligne la dérive « essentialiste » et « condescendante » de « la bien-pensance politico médiatique sur « les musulmans de France ». À l’image du journaliste David Pujadas présentant un reportage le 13 janvier 2015 sur un « musulman marié à une Française ». Une maladresse relevée par Najoua Arduini-El Atfani, présidente du Club du 21e siècle : « C’est dramatique. Ce n’est pas un musulman marié à une Française, c’est un Français musulman marié à une Française qui n’est peut-être pas musulmane ou qui est peut-être catholique. Mais le poids des mots est très très important. Ne nous ramenez pas uniquement à [la religion] », estimait-elle sur le plateau de l’émission des Paroles et des Actes.
Une communauté imaginaire ?
Étrange obsession. Pour Olivier Roy, « on ne cesse de parler de cette fameuse communauté musulmane, à droite comme à gauche, soit pour dénoncer son refus de vraiment s’intégrer, soit pour en faire une victime de l’islamophobie. Les deux discours opposés sont fondés en fait sur le même fantasme d’une communauté musulmane imaginaire ». Force est de constater qu’il n’existe pas de lobby musulman ni « l’ombre d’un parti musulman » (n’en déplaise à M. Houellebecq) ni même de vote musulman. Coté éducation, on dénombre en 2013 une trentaine d’établissements privés musulmans dans l’Hexagone, contre 300 de confession juive et 9 000 de l’enseignement catholique.
Bien au contraire. Du militaire tué par Mohamed Merah, Imad Ibn Ziaten au brigadier Ahmed Merabet, assassiné le 7 janvier dernier, les victimes des attentats confirment une intégration effective des Français de confession musulmane au sein des institutions, morts pour défendre les valeurs républicaines.
L’après-Charlie ouvre ainsi la possibilité d’une refonte du pacte républicain français. Il sera l’heure d’interroger les valeurs de la République sous le prisme d’un projet de société commun et non sous celui d’un communautarisme en partie fantasmé. Pour rappeler à tous, et à nous-mêmes, que nous sommes tous enfants de la République.