Jeunesse tunisienne, entre vie suspendue et combat

En Tunisie, les politiques parlent beaucoup des jeunes, des « chebeb ». Mais au-delà des discours, elles font peu pour eux. D’ailleurs, de quels jeunes parle-t-on? Au-delà des similitudes, comment comparer la situation d’une « jeune » fille qui vit à La Marsa, quartier de Tunis facilement qualifié de bourgeois, à celle d’une autre qui vit à Hay Tadhamoun, quartier extrêmement pauvre de la capitale? Comment comparer des « jeunes » des villes côtières (Tunis, Sfax, Sousse, etc.) qui bénéficient d’un développement relatif et d’un fort attrait touristique, de ceux qui vivent dans les villes de l’intérieur, comme Sidi-Bouzid, Kasserine, Gafsa? Il n’y a pas une jeunesse tunisienne, mais plusieurs jeunesses, hétéroclites et parcourues par des fractures et des dynamiques qui structurent autant qu’elles déstructurent la Tunisie.

Deux Tunisie, celle des côtes et celle de l’intérieur

Aujourd’hui, le plus important facteur de structuration et de déstructuration, c’est le chômage. En Tunisie, c’est un fléau social qui frappe toutes les couches de la population, quasiment tous les foyers, toutes les régions. Mais certaines régions en particuliers, tels les gouvernorats de Kasserine, Sidi-Bouzid, Ghafssa. Les villes côtières tirent bénéfice d’un double avantage. Le premier est leur position géographique, qui leur permet de développer des activités touristiques. L’autre avantage est que ces villes et régions côtières ont tout simplement été priorisées en matière de développement. L’État, ses infrastructures (grands centres hospitaliers équipés, autoroutes), ses investissements y sont massivement présents. Ceci ne relève pas seulement d’une vue de l’esprit. C’est un constat largement partagé par les représentants de la société civile tunisienne, les organismes internationaux, comme la Banque mondiale et le FMI, et… par les politiques et décideurs tunisiens eux-mêmes. Cette différenciation est d’autant plus criante que les régions de l’intérieur ne sont pas pauvres d’atouts et de richesses. À titre d’exemple, le bassin minier de Gafsa est l’un des principaux pourvoyeurs de l’exportation de la Tunisie, avec le phosphate. Le gouvernorat de Sidi-Bouzid est réputé pour sa production agricole. De plus, le potentiel en matière de tourisme n’est pas absent. Il n’y a pas qu’à Carthage où l’on peut trouver des vestiges antiques. Kasserine, en plus de produire de l’alfa et du marbre, regorge de centaines de monuments classés qui ne demandent qu’à être visités. 

Ma vie est suspendue, comme mise en attente

Dans ces régions où l’État « est absent »,  le chômage frappe les « jeunes » avec violence. À Régueb, à trente minutes de Sidi-Bouzid, une dizaine de « jeunes » ont décidé de faire un sitting devant la Môtamdiya, la représentation locale du gouverneur. Ils y ont installé une tente recouverte de centaines de petits drapeaux tunisiens. Ils demandent aux autorités locales de tout mettre en œuvre pour qu’ils trouvent du travail. Certains sont sans diplômes, d’autres ont des qualifications universitaires. Ains Aymen, 32 ans, casquette vissée sur la tête et lunettes de soleil à grosses montures, rappelle avec rage qu’il a un diplôme de technicien de maintenance industrielle depuis douze ans et qu’il n’a jamais travaillé. « Ma vie est suspendue. Comme si quelqu’un m’avait pris au téléphone et mis en attente pendant toutes ces années. Nous ne demandons pas à être riches. Nous voulons juste de quoi manger et vivre dignement. » dit-il. « Oui, mais manger autre chose que tous les jours du pain sec avec du Fanta. » réplique un autre chômeur, en brandissant son déjeuner composé de ces deux seuls ingrédients.

Un travail ou la mort

À un peu plus d’une heure de Régueb, une quarantaine de « jeunes » ont également envahi la Môtamdiya de la ville de Sbeïtla. Mieux organisés, ils y tiennent des assemblées générales constantes et mènent des projets artistiques pour mieux faire entendre leur voix. Leur détermination est implacable : ils ne bougeront pas de là tant que les autorités n’auront pas trouvé de solutions à leur chômage. « Nous ne demandons rien d’impossible. » me dit dans la langue de Shakespeare  Ihem Hrizi, 25 ans et diplômée d’anglais. « Nous voulons un travail, ou c’est la mort! ». « Nous sommes déjà morts. » s’écrie un autre chômeur en l’écoutant. Il s’explique : « L’équation est simple : Pas de travail = Pas de mariage = Pas de bébé. » 

C’est l’un des effets insoupçonnés du chômage de très longue durée : il coupe tout épanouissement individuel, toute possibilité de fonder une famille. « Nos parents se sacrifient pour nous donner le peu de sous pour notre nourriture, nos déplacements, notre café, notre téléphone. On dépend toujours d’eux. » lance l’un d’eux. C’est une autre conséquence de ce type de chômage, quel que soit son âge ou son niveau d’éducation, la chômeuse ou le chômeur peut rester « jeune » des années durant. Ainsi, à Sbeitla, Helali Moez, cheveux grisonnants et ventre bedonnant, quarante ans, maîtrise de géographie décrochée il y a quatorze ans, reste un « jeune », car il continue de dépendre financièrement de ses parents et qu’il est en incapacité de créer sa propre famille. Il est l’un de ses nombreux vieux qui restent à jamais jeunes.

Des vieux à jamais jeunes et des jeunes déjà vieux

Mais à côté de ce phénomène que l’on pourrait qualifier de dépendance imposée, la Tunisie présente des phénomènes d’autonomie contrainte. Autrement dit, des cas de jeunes qui, même sans travail, doivent prendre en charge leur famille par tous les moyens. C’est le cas de Mokhtar Allagui. Il a 33 ans, une maîtrise de mathématiques obtenue en 2005. Depuis huit ans, suite à un accident qui a rendu son père handicapé et sans emploi, il a la charge des sept membres de sa famille. Comme Mokhtar, de nombreux jeunes Tunisiens sont déjà vieux. Pour eux, une seule solution : continuer à lutter.

Eros .Sana

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